Anatomie d’un basculement : Comment l’underground numérique a été capturé

Voici un article écrit par un anonyme. Il trace l’histoire de la contre-culture d’internet et raconte comment celle-ci a muté en libertarianisme autoritaire. Ainsi, vous pouvez découvrir comment, sur les réseaux, la transgression utile des débuts s’est banalisée pour normaliser peu à peu une brutalité sociale et un certain nihilisme.

Cet article est long, très long, mais il résume très bien certaines idées développées peu à peu dans les 20 ans de cyroul.com. Si certains aspects sont laissés de côté et d’autres peut-être trop approfondis, la démonstration de cette transformation du numérique est particulièrement habile. Son écriture très mécanique (utilisation d’IAG certainement) renforce d’ailleurs son caractère logique. Ca devrait plaire aux gens cartésiens.
Et pour les lecteurs pressés, je vous conseille tout de même de jeter un œil directement la conclusion, elle synthétise peut-être les combats sociaux du futur (et du présent).

Alors bravo à l’auteur/trice (inconnnu/e) pour avoir pensé ce texte et de l’avoir réalisé.
Le voilà ici republié dans son intégralité.

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Introduction

Depuis ses origines, l’Internet underground s’est imposé comme un laboratoire expérimental, à la croisée de l’utopie sociale, de la subversion politique et de l’innovation technologique.
Né dans les marges de la société numérique naissante, il portait la promesse d’un espace affranchi de toute autorité centrale, un lieu où la transparence, la liberté d’expression absolue et l’intelligence collective devaient redessiner les contours de la modernité.
Portée par les hacktivistes, les cypherpunks, les pionniers du Chaos Computer Club et de la culture hacker en général, l’éthique originelle de l’underground reposait sur des principes radicaux : le partage sans entraves de la connaissance, la protection de l’anonymat, la résistance à toute forme de centralisation et de censure.

Cependant, au fil des décennies, ce rêve libertaire a subi une mutation profonde.
À mesure que l’Internet devenait un espace marchandisé, surveillé et massivement politisé, les marges elles-mêmes se transformaient. Aujourd’hui, une large partie de l’underground Internet est dominée par des idéologies d’extrême droite, des mouvances crypto-fascistes, et une culture du cynisme militant.

Cette bascule idéologique ne saurait être interprétée comme un simple glissement spontané. Elle résulte d’une combinaison complexe d’évolutions techniques, culturelles, cognitives — mais aussi d’opérations d’influence (psyops) délibérées, visant à capter et à rediriger l’énergie subversive des marges numériques vers des objectifs politiques et géopolitiques déterminés.
À travers cette étude, nous entreprenons d’examiner les mutations successives qui ont conduit à cet état de fait. Nous analyserons l’histoire interne de cette transformation, ses dynamiques culturelles, ses fondements cognitifs, ainsi que le rôle joué par des acteurs géopolitiques et économiques dans l’ingénierie du chaos contemporain.

Notre démarche s’inscrit dans une perspective critique assumée : celle d’un attachement aux idéaux fondateurs d’un Internet libre, créatif, et profondément humaniste. Non par nostalgie d’un âge d’or révolu, mais par conviction que l’utopie numérique n’est pas morte : elle a été trahie, détournée, et peut-être, un jour, pourra-t-elle être réinventée.

I. Les racines libertaires : Utopie numérique, éthique hacker et contre-culture

1.1 Contexte historique : naissance d’Internet et apparition des premières communautés underground

L’Internet trouve ses racines dans l’ARPANET, projet de recherche financé par l’Agence pour les projets de recherche avancée de la Défense américaine (ARPA) dans les années 1960.
Initialement conçu pour interconnecter des centres universitaires et militaires, ARPANET devient, dans les années 1970, un espace de communication entre chercheurs, étudiants et passionnés de technologie.

Très rapidement, l’usage du réseau déborde de ses objectifs initiaux : messageries, forums, échanges d’idées naissent spontanément, amorçant la naissance d’une culture alternative du numérique. Le véritable tournant vers une accessibilité plus large du réseau survient à la fin des années 1980, lorsque Tim Berners-Lee, chercheur au CERN, invente le World Wide Web : un système hypertexte simple permettant à tout un chacun de naviguer sur Internet.

Le Web n’est pas l’Internet lui-même, mais il en devient l’interface dominante, offrant pour la première fois aux individus la capacité de publier et d’accéder librement à l’information. Parallèlement, l’essor des premiers ordinateurs personnels (Apple, Commodore, IBM) au tournant des années 1970-1980 crée un nouvel espace : celui des « garage hackers », autodidactes ingénieux bricolant matériel et logiciels.

Ces pionniers partagent une même conviction fondamentale : la technologie doit être un vecteur d’émancipation individuelle, et non un outil de contrôle.

1.2 L’éthique hacker : principes fondateurs

De cette effervescence technique et culturelle émerge une éthique forte, diffusée de manière informelle mais largement partagée entre les communautés naissantes :

  • L’information veut être libre. La connaissance doit circuler sans entraves ; toute tentative de monopolisation ou de censure constitue une atteinte à la liberté humaine.
  • Méfiance vis-à-vis de l’autorité. Les institutions centralisées — qu’elles soient étatiques ou privées — sont perçues comme des menaces potentielles pour l’autonomie individuelle.
  • Méritocratie technique. Dans l’univers numérique, la compétence prévaut sur la position sociale, la richesse ou l’origine.
  • Anonymat égalisateur. Sous un pseudonyme, chacun est jugé pour ses contributions et non pour son identité réelle, permettant un effacement volontaire des barrières sociales traditionnelles.

Cette éthique prolonge certaines traditions libertaires classiques, mais elle y ajoute une dimension nouvelle : l’accès aux outils technologiques devient un droit fondamental, indispensable à toute forme de liberté moderne.

1.3 Figures et collectifs emblématiques

Plusieurs acteurs majeurs incarnent cette première phase de l’underground Internet :

  • Le Chaos Computer Club (CCC), fondé en 1981 en Allemagne de l’Ouest, s’impose comme le symbole d’un hacking éthique : dévoiler les failles pour mieux protéger les citoyens, lutter contre la surveillance, et promouvoir la transparence des systèmes technologiques.
  • Les cypherpunks, mouvement amorcé au début des années 1990 autour de figures comme Timothy C. May, Eric Hughes et John Gilmore, défendent l’usage massif de la cryptographie pour garantir la vie privée dans une société de plus en plus numérisée. Dans leur Manifeste, ils affirment que « la vie privée est nécessaire pour une société ouverte à l’ère électronique. »
  • Les hackers du MIT (Tech Model Railroad Club, puis AI Lab) développent quant à eux une culture du « hacking » comme jeu créatif : détourner les limites, explorer les possibles, sans intention criminelle mais avec un esprit d’invention libre.

1.4 Objectif initial de l’underground Internet

À ses origines, l’underground numérique ne se fixe pas pour objectif de détruire les sociétés existantes. Il vise au contraire à créer des espaces alternatifs d’autonomie, affranchis des logiques de contrôle étatique ou marchand.
Inspiré en partie par les théories des « Zones Temporaires Autonomes » (ZTA) d’Hakim Bey, l’Internet underground s’efforce de bâtir des niches expérimentales : des lieux de créativité radicale, d’expression libre, et de construction de nouvelles formes de solidarité décentralisée.
L’Internet n’était pas seulement perçu comme un outil technologique ; il était envisagé comme un territoire symbolique de reconquête de la liberté humaine.

II. Les fissures : surveillance de masse, marchandisation et désillusions

2.1 Le basculement sécuritaire : de la liberté au contrôle

À partir du début des années 2000, et plus encore après les attentats du 11 septembre 2001, l’Internet entre dans une ère de surveillance systématique et systémique.

Avec l’adoption du Patriot Act aux États-Unis, les agences de renseignement obtiennent des pouvoirs inédits pour capter, stocker et analyser les communications numériques à grande échelle. Des programmes massifs tels que PRISM, XKeyscore ou encore ECHELON mettent en œuvre une captation permanente des métadonnées et contenus transitant par les réseaux. Cette surveillance ne résulte plus uniquement d’actions ciblées : elle devient structurelle, ancrée au cœur même de l’architecture du réseau mondial.

La fuite d’Edward Snowden en 2013 viendra confirmer ce basculement : Internet est devenu un outil d’espionnage systémique, destiné non seulement à prévenir les menaces terroristes, mais aussi à cartographier, profiler, et potentiellement neutraliser toute forme de dissidence.

Ce choc révèle l’ampleur de la dissonance entre l’utopie originelle et la réalité géopolitique contemporaine du réseau.

2.2 La marchandisation de l’Internet : l’emprise des GAFAM

En parallèle du renforcement sécuritaire, une autre dynamique restructure profondément l’Internet : la concentration économique autour de quelques acteurs majeurs — Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft — désormais désignés sous l’acronyme GAFAM.

Initialement perçu comme un réseau décentralisé, Internet devient progressivement un écosystème oligopolistique :

  • Les flux d’information sont captés, hiérarchisés et monétisés par des plateformes centralisées.
  • Les données personnelles sont extraites, transformées en profils comportementaux, et revendues comme matières premières du capitalisme numérique.
  • Les algorithmes de recommandation modèlent désormais l’accès même à l’information, créant des bulles cognitives et des dynamiques de manipulation massive.

La promesse d’un espace libre se trouve ainsi dévoyée : l’internaute devient une ressource à exploiter, et non plus un acteur autonome du réseau.

2.3 Le désenchantement des premiers activistes

Face à cette double captation — sécuritaire et marchande —, les premiers militants de l’Internet libre éprouvent un profond désenchantement.
La résistance technique, portée par des initiatives telles que la cryptographie libre, les réseaux anonymes (TOR, I2P), ou les outils de protection de la vie privée, reste marginale.

Plusieurs facteurs expliquent cet échec relatif :

  • Asymétrie des moyens. Les acteurs étatiques et les multinationales disposent de ressources financières, humaines et logistiques démesurées, rendant quasi impossible une opposition frontale durable.
  • Capture idéologique. La rhétorique de l’innovation technologique — promue par les mêmes géants numériques — transforme progressivement l’Internet en un objet de consommation banalisé, éclipsant les idéaux de liberté et d’autonomie.
  • Paradoxe historique. Ironiquement, une partie des fondateurs de ces grandes entreprises — Steve Jobs, Bill Gates, Larry Page, Sergey Brin — sont issus eux-mêmes de la culture hacker et DIY des débuts. En quelques décennies, ceux qui rêvaient de « changer le monde » avec des machines individuelles sont devenus les architectes d’une infrastructure globale de contrôle et d’exploitation.

Face à cette trahison perçue, l’underground Internet entre dans une phase de cynisme défensif : fermeture sur soi, recours accru à l’anonymat, méfiance généralisée envers toute autorité — y compris celles issues de ses propres rangs.
Ce terreau émotionnel et cognitif marquera profondément les évolutions ultérieures, favorisant l’émergence de nouvelles formes radicales de contestation, mais aussi d’adhésion à des récits autoritaires.

III. Mutation cognitive : de la dérision au nihilisme structurant

3.1 L’émergence de la dérision comme défense cognitive

À mesure que l’Internet se centralise, se surveille et se marchandis[e], les communautés underground sont confrontées à un dilemme existentiel : comment préserver l’esprit de liberté dans un environnement devenu hostile ?
La réponse initiale se manifeste sous forme de dérision. Un humour noir, corrosif, profondément auto-réflexif, s’épanouit sur les premières plateformes anonymes telles que 4chan.

Cet humour n’est pas une fuite : il constitue un mécanisme de défense cognitive, visant à préserver une liberté intérieure malgré la perte d’utopies concrètes :

  • Se moquer de tout pour échapper à l’emprise idéologique.
  • Dissoudre les dogmes sans pour autant renoncer à une posture critique.
  • Refuser la capture émotionnelle par le ridicule systématique des discours dominants.

Ce cynisme ludique agit alors comme une arme de subversion douce, permettant aux communautés de continuer à exister en marge, dans un monde numérique de plus en plus standardisé.

3.2 Saturation informationnelle et fatigue cognitive

Cependant, cette stratégie a un coût invisible mais décisif. L’exposition permanente à des flux massifs d’informations contradictoires, absurdes ou extrêmes entraîne une saturation cognitive.
Face à ce chaos informationnel :

  • Le jugement rationnel s’érode.
  • La recherche de vérité devient perçue comme vaine ou illusoire.
  • La provocation systématique remplace progressivement l’analyse critique.

Cette fatigue cognitive ouvre insidieusement la voie à une nouvelle forme d’adhésion : non plus à des idéaux d’émancipation, mais à des récits radicaux simplificateurs.

Le cynisme généralisé, conçu au départ comme un bouclier contre l’endoctrinement, devient paradoxalement un terrain vulnérable à la manipulation idéologique.

Il est crucial de souligner que la radicalité de l’underground n’est pas née avec ce glissement. Depuis ses origines, l’Internet alternatif portait une radicalité propre : celle de l’utopie libertaire, de l’anti-autoritarisme, de la réinvention sociale.
Ce qui change ici, ce n’est pas l’intensité de la radicalité, mais sa nature : on passe d’une radicalité émancipatrice à une radicalité autoritaire, nihiliste ou réactionnaire.

3.3 Passage du chaos réflexif au chaos stratégique

Contrairement à une vision naïve, la culture mème et le trolling originel n’étaient pas dépourvus d’intentions politiques. Ils exprimaient une réflexion critique par l’absurde, une volonté de déconstruire les récits dominants sans s’enfermer dans une idéologie classique.
Cependant, à mesure que la fatigue cognitive s’installe, ce chaos réflexif devient plus vulnérable aux instrumentalisations. Des acteurs extérieurs — mouvements politiques radicaux, groupes d’influence, agences étatiques — identifient l’underground comme un réservoir malléable.

La transition s’opère :

  • D’un chaos destiné à libérer la pensée par la dérision,
  • Vers un chaos stratégique, utilisé pour fragmenter les oppositions, dissoudre les solidarités et favoriser des idéologies réactionnaires.

L’anarchie créative se voit ainsi détournée au profit de stratégies de division, de confusion, voire de radicalisation dirigée.

3.4 L’illusion du contrôle par l’ironie

Ironiquement, ceux qui croyaient préserver leur autonomie par l’ironie découvrent qu’ils ont, sans le vouloir, ouvert la porte aux manipulations idéologiques les plus insidieuses.

  • En normalisant l’absurde et la provocation extrême, ils ont légitimé l’entrée de récits toxiques.
  • En tuant la croyance dans toute forme de vérité partagée, ils ont fragilisé les défenses cognitives collectives.

C’est dans ce vide émotionnel et intellectuel que commencent à émerger des récits nouveaux, porteurs d’une radicalité différente : un libertarianisme de droite, exaltant la souveraineté individuelle absolue, le rejet de toute responsabilité collective, et une vision cynique des rapports humains.

Ce nouvel imaginaire prospère non pas en opposition frontale avec les idéaux initiaux de l’underground, mais en instrumentalisant leur fatigue et leur cynisme, détournant la quête d’émancipation en une apologie de la brutalité sociale.

IV. Psyops et ingénierie du chaos : manipulations massives de l’underground

4.1 De l’observation à l’intervention : le basculement stratégique

À ses débuts, l’underground Internet est perçu par les acteurs institutionnels comme un phénomène marginal, presque folklorique. Cependant, les premières démonstrations de puissance de cet espace (révélations de WikiLeaks, actions d’Anonymous, combat pour l’open access mené par Aaron Swartz) changent cette perception. Il devient clair que l’underground possède une capacité unique d’agitation cognitive, de diffusion virale de récits alternatifs, et de déstabilisation symbolique.
Face à cette menace, la stratégie des grandes puissances évolue : observer ne suffit plus, il faut intervenir.

Parallèlement, l’évolution des réseaux sociaux accentue cette dynamique :

  • Les premières plateformes, telles que MySpace, autorisaient encore une certaine bidouillabilité et liberté créative.
  • Avec l’avènement de Facebook, un tournant s’opère :
    • Interface propriétaire fermée.
    • Suppression des identités multiples.
    • Contrôle algorithmique invisible des flux d’information.

Facebook, en imposant une architecture rigide et unilatérale, devient un outil de cadrage cognitif massif, contrastant radicalement avec l’esprit initial de l’Internet libre.

À travers lui et ses successeurs, le numérique cesse progressivement d’être un espace d’expression brute pour devenir un instrument de standardisation comportementale.

4.2 Les méthodes de subversion cognitive

Les opérations d’influence déployées sur les espaces undergrounds reposent sur des mécanismes cognitifs précis :

  • Saturation informationnelle : noyer l’utilisateur sous un flot incessant de messages contradictoires, afin de désorienter ses repères critiques.
  • Confusion systématique : propager simultanément des thèses antagonistes, rendant la recherche de cohérence impossible.
  • Radicalisation progressive : normaliser peu à peu des idées extrêmes par l’humour, la provocation ou la répétition ludique.
  • Polarisation émotionnelle : produire des réactions affectives fortes (indignation, peur, haine) pour court-circuiter la pensée rationnelle.

Deux concepts permettent de mieux comprendre ces stratégies :

  • La fenêtre d’Overton : Désigne l’ensemble des idées socialement acceptables dans un débat public à un moment donné. → En saturant l’underground de contenus extrêmes, on élargit progressivement cette fenêtre, rendant acceptable ce qui était autrefois impensable.
  • L’AstroTurfing : Technique consistant à créer artificiellement l’apparence d’un mouvement populaire spontané. → Par la multiplication de faux comptes et de contenus orientés, les manipulateurs donnent l’illusion d’un consensus qui n’existe pas réellement.

Ces outils ne cherchent pas à convaincre de manière rationnelle : leur but est d’altérer l’environnement cognitif jusqu’à le rendre perméable aux récits les plus radicaux.

4.3 Les révélations récentes : Elix leaks, infiltration de /pol/

Des fuites récentes, notamment les Elix leaks, ont levé le voile sur l’ampleur des opérations d’influence menées au sein des forums comme /pol/ sur 4chan :

  • Infiltration massive par des faux comptes destinés à amplifier certains récits extrêmes.
  • Création de « mèmes politiques » construits méthodiquement pour maximiser leur viralité.
  • Utilisation de plateformes de coordination privées (notamment liées à des intérêts géopolitiques spécifiques comme des agences de communication d’influence proches d’Israël, des États-Unis, voire d’autres États).

Ces révélations confirment que la radicalisation de l’underground n’est pas uniquement le fruit d’une évolution interne : elle est aussi le résultat d’opérations de guerre cognitive délibérément orchestrées.

4.4 L’absorption de l’underground dans la guerre cognitive mondiale

L’underground, né comme un espace d’autonomie créative et critique, est progressivement absorbé dans une logique de guerre cognitive mondiale :

  • Les forums anonymes deviennent des laboratoires d’expérimentation pour les techniques d’influence de masse.
  • Les utilisateurs, souvent sans s’en rendre compte, deviennent des vecteurs involontaires de récits stratégiquement orientés.
  • La culture originelle de la dissidence libre est recyclée pour servir des logiques de division, de polarisation et de neutralisation politique.

Le chaos a changé de nature : il n’est plus créatif, réflexif et libérateur, il est devenu un chaos instrumentalisé, dirigé vers la désorganisation cognitive et l’alignement inconscient sur des intérêts extérieurs.

V. Le libertarianisme autoritaire : naissance d’un paradigme hybride

5.1 Mutation idéologique post-Guerre froide : disparition de l’espace tiers

La fin de la Guerre froide, symbolisée par la chute du mur de Berlin en 1989, marque une rupture majeure non seulement géopolitique, mais également cognitive. Ce bouleversement ne se traduit pas uniquement par la victoire stratégique du capitalisme sur le communisme ; il induit l’effondrement du cadre dialectique mondial au sein duquel des espaces alternatifs pouvaient émerger.

Pendant des décennies, deux modèles antagonistes structuraient la pensée globale :

  • Le capitalisme libéral américain, valorisant l’individualisme, la propriété privée, la marchandisation des échanges.
  • Le communisme soviétique, prônant un collectivisme autoritaire, le contrôle étatique et la planification centralisée.

Aucune de ces deux visions n’était exempte de dérives, mais leur simple coexistence maintenait l’ouverture de zones critiques : des espaces où il était possible de rejeter à la fois la domination étatique et la logique marchande, de tenter d’inventer des alternatives libertaires, autonomes, horizontales.

C’est dans ce contexte que se développe l’underground Internet européen de la fin du XXe siècle :

  • Hostile à toute forme de centralisation — qu’elle soit étatique ou capitaliste.
  • Attaché à l’autonomie technologique comme vecteur d’émancipation.
  • Inspiré par des traditions anarchistes, autonomes, et critiques, sans se réclamer d’un pouvoir constituant.

Parallèlement, un phénomène culturel émerge aux États-Unis, venant renforcer cette dynamique : l’apparition d’une nouvelle forme de contestation « complotiste », incarnée notamment par Bill Cooper (Behold a Pale Horse) et d’autres figures critiques de la surveillance étatique.

Si ces mouvements dénoncent à juste titre certaines dérives sécuritaires, ils glissent rapidement vers une vision paranoïaque de la liberté : l’État, la collectivité, et toute forme d’organisation sociale sont perçus non comme des terrains de lutte, mais comme des ennemis intrinsèques.
Ce paradoxe, où la défense de la liberté aboutit au rejet de toute solidarité collective, préfigure la recomposition idéologique souterraine qui va affecter durablement l’underground numérique.

5.2 L’hégémonie culturelle américaine et la capture de l’utopie numérique

L’effondrement du bloc soviétique met brutalement fin à cette dynamique. Le modèle américain ne devient pas simplement dominant sur le plan militaire ou économique : il acquiert une hégémonie culturelle presque totale, sans contre-modèle crédible.

Internet, en pleine expansion au début des années 1990, absorbe cette nouvelle hégémonie sans filtre :

  • La propriété privée est érigée en principe universel.
  • La figure de l’entrepreneur libertarien devient le nouvel idéal héroïque.
  • L’émancipation n’est plus pensée en termes collectifs, mais comme une quête individuelle de succès économique.

Dans ce climat, l’utopie numérique se transforme radicalement :

  • L’idée de réseaux libres et égalitaires est supplantée par la logique de plateformes centralisées.
  • La créativité collective est réorientée vers des logiques de start-up, de capital-risque, de valorisation boursière.
  • La méfiance initiale envers l’autorité est récupérée pour justifier la dérégulation et la privatisation intégrale du réseau.

Le rêve originel d’un Internet comme espace d’émancipation mutuelle se dissout dans une vision marchande et compétitive, fidèle à l’idéologie néolibérale triomphante.

5.3 De la liberté contre le pouvoir à la liberté contre autrui

Ce glissement idéologique transforme en profondeur la conception même de la liberté dans les communautés underground :

  • À l’origine, la liberté était pensée comme une résistance collective contre les structures de domination — étatiques, économiques ou sociales.
  • Dans le nouveau paradigme, la liberté devient synonyme de souveraineté individuelle absolue, y compris au détriment des autres.

La solidarité horizontale, qui animait les premières communautés de hackers, se désagrège progressivement :

  • L’autonomie devient indifférence à autrui.
  • La libre circulation de l’information devient compétition pour l’attention.
  • L’esprit de partage est remplacé par des dynamiques de sélection brutale et d’accumulation égoïste.

Cet environnement favorise l’émergence d’une nouvelle forme idéologique hybride : le libertarianisme autoritaire, combinaison paradoxale entre :

  • L’exaltation de la liberté individuelle absolue,
  • Et l’acceptation tacite d’inégalités extrêmes, voire de formes d’autoritarisme social « naturel » censées sanctionner les faibles.

Ce libertarianisme de droite, issu de la mutation cognitive et culturelle de l’underground, sera l’une des matrices principales du basculement idéologique analysé dans les sections suivantes.

V.2 Esthétique du cynisme : comment l’humour, le réalisme et les mèmes cultivent la brutalité sociale

5.2.1 De l’humour comme arme réflexive à l’humour comme arme de destruction cognitive

Dans l’underground numérique originel, l’humour — souvent noir, absurde, subversif — jouait un rôle central : il constituait un mécanisme de défense cognitive, visant à :

  • Détourner les récits dominants.
  • Désacraliser les pouvoirs établis.
  • Déconstruire les dogmes sociaux par le rire et l’absurde.

Cet humour, profondément ancré dans la culture du hacking, avait une fonction réflexive : briser les évidences pour ouvrir de nouvelles formes de pensée. Cependant, à mesure que la saturation cognitive progresse (cf. chapitre III), une mutation s’opère : l’humour ne sert plus à libérer la pensée, il devient un instrument d’anesthésie émotionnelle.

Dans ce nouveau paradigme :

  • Se moquer de tout devient une posture réflexe, déconnectée de toute analyse. ·  La gravité des enjeux (violence, inégalités, domination) est neutralisée par une dérision systématique.
  • La critique se dilue dans un sarcasme généralisé, incapable de porter une alternative.

L’humour, jadis levier de subversion, se mue ainsi en outil de désensibilisation et de désengagement.

5.2.2 Le réalisme brutal : l’armure cognitive de la nouvelle radicalité

Parallèlement, une autre mutation idéologique émerge : celle du réalisme brutal.

Ce nouveau discours affirme que :

  • Le monde serait naturellement cruel et inégalitaire.
  • Toute tentative d’émancipation serait une illusion dangereuse.
  • Seule la soumission aux « lois naturelles » — hiérarchie, compétition, domination — serait rationnelle.

Dans ce cadre :

  • La solidarité devient naïveté.
  • L’altruisme est perçu comme une faiblesse.
  • Le cynisme est élevé au rang de vertu.

La culture mème underground adopte progressivement cette esthétique :

  • Les figures de la souffrance (NPCs, Wojak, Doomer, etc.) deviennent des caricatures dérisoires.
  • L’échec individuel ou collectif est moqué comme inévitable et mérité.

Ce réalisme n’est pas fondé sur une analyse lucide du réel : il est le produit d’une fatigue cognitive, d’un renoncement émotionnel face à la complexité du monde.

5.2.3 Le meme comme vecteur inconscient de brutalisation

La dynamique cognitive des memes

À l’origine, les memes dans la culture underground servaient avant tout de vecteurs d’expression ludique, absurde, ou critique, sans orientation idéologique marquée. Ils fonctionnaient comme des unités culturelles libres, porteuses de créativité spontanée et d’humour réflexif.

Cependant, à mesure que les dynamiques de saturation cognitive et de polarisation émotionnelle s’intensifient, les mèmes sont progressivement captés et détournés, devenant dans certains espaces des vecteurs de normalisation idéologique invisibles, favorisant la banalisation de la brutalité sociale et de l’indifférence aux injustices.

Dans cet environnement :

  • Les normes morales se déplacent insensiblement.
  • Les représentations extrêmes gagnent en acceptabilité émotionnelle.
  • L’indifférence devient une posture valorisée.

Étude de cas : Pepe the Frog, de la neutralité absurde à l’appropriation politique

Le cas de Pepe the Frog illustre parfaitement ce phénomène.

  • Origine : Pepe est initialement un personnage de la bande dessinée Boys Club de Matt Furie, publié en 2005. Il représente une figure douce, absurde, apathique, sans connotation politique.
  • Diffusion initiale : Pepe devient populaire comme reaction image sur MySpace puis sur 4chan, où il est utilisé pour exprimer diverses émotions décalées (tristesse, insouciance, frustration).
  • Capture idéologique : À partir de 2015-2016, notamment sur /pol/ et Reddit, Pepe est progressivement détourné par des groupes d’extrême droite :
    • Mèmes racistes, suprémacistes ou réactionnaires utilisant l’image de Pepe prolifèrent.
    • La campagne présidentielle de Donald Trump voit une explosion de l’usage politique de Pepe dans les sphères Alt-Right.
  • Réaction et impuissance : Matt Furie tente de « sauver » son personnage à travers des campagnes de récupération (ex : #SavePepe), mais sans succès :
    • Le mème est devenu un artefact idéologique autonome, échappant totalement à son créateur.
    • La nature virale et mutante du mème empêche tout retour en arrière.

Analyse cognitive

L’histoire de Pepe montre que dans l’univers saturé des memes :

  • Le sens initial est secondaire ;
  • L’usage émotionnel et répétitif prime, facilitant la réappropriation brutale ;
  • La culture ludique peut être détournée en arme cognitive de normalisation de l’extrême.

Pepe n’est pas un cas isolé : il est le prototype de la manière dont l’humour absurde de l’underground a été capturé et retourné au service de récits autoritaires.

5.2.4 De la transgression subversive à la transgression réactionnaire

À l’origine, la transgression humoristique visait :

  • À déstabiliser les récits dominants.
  • À ouvrir des brèches dans les constructions idéologiques autoritaires.

Mais aujourd’hui, la transgression elle-même est instrumentalisée :

  • Elle ne sert plus à libérer la pensée,
  • Elle devient un simple jeu cynique où choquer l’autre suffit à se donner l’illusion de puissance.

Ainsi :

  • Les provocations les plus extrêmes (racisme, sexisme, antisémitisme) sont banalisées sous couvert « d’humour ».
  • L’absence de réflexion critique permet à des récits brutaux de se propager sous l’apparence de la plaisanterie.

La culture underground, autrefois bastion de la subversion libertaire, devient ainsi le champ d’expérimentation d’une transgression réactionnaire.

V.3 Décryptage du libertarianisme de droite : mythes fondateurs, distorsions idéologiques, résonances souterraines

5.3.1 Aux origines : le libertarianisme classique

Le libertarianisme naît historiquement aux États-Unis comme une critique du pouvoir étatique excessif.

Inspiré notamment par :

  • Murray Rothbard, défenseur d’une souveraineté individuelle absolue. ·
  • Ayn Rand, exaltant l’individu contre toute forme de collectivisme.
  • Milton Friedman, liant liberté individuelle et libéralisme économique.

Le libertarianisme classique repose sur trois grands piliers :

  • La défense radicale des libertés individuelles.
  • La suspicion envers l’État comme instrument d’oppression.
  • La glorification du marché libre comme terrain naturel d’expression humaine.

À ce stade, le libertarianisme se veut une philosophie d’émancipation : l’individu contre les ingérences du pouvoir, qu’elles soient publiques ou privées.

5.3.2 Glissement : de l’anti-autoritarisme à la justification des inégalités

Progressivement, un glissement idéologique s’opère :

  • Le rejet de l’État déborde vers le rejet de toute forme d’organisation collective.
  • La liberté individuelle est redéfinie comme liberté d’exercer son pouvoir sur autrui sans entrave.

Ce glissement justifie :

  • Les inégalités sociales comme « naturelles » et méritées.
  • Le darwinisme social comme prolongement légitime du libertarianisme. ·      L’hostilité envers toute forme de protection collective.

En vidant la liberté de sa dimension collective, le libertarianisme devient un terreau cognitif favorable à l’autoritarisme social : les forts doivent dominer les faibles, et toute tentative de régulation est perçue comme une oppression illégitime.

5.3.2 bis La méconnaissance européenne du libertarianisme : une faille cognitive

Dans l’underground numérique européen des années 80-90, cette mutation idéologique passe largement inaperçue. Le libertarianisme, en tant que corpus idéologique spécifique, est alors très peu connu en Europe. Dans les cercles hackers, autonomes ou libertaires : Le rejet des structures étatiques est un réflexe culturel partagé. La défense des libertés individuelles est un socle commun.

Mais la nature profondément américaine du libertarianisme —son culte de la propriété privée, sa foi dans le marché libre, son acceptation des hiérarchies naturelles — n’est pas perçue comme incompatible avec les idéaux libertaires européens. Cette méconnaissance favorise :

  • Une illusion d’alignement sur la base du seul rejet de l’État.
  • Une absence de vigilance face aux implications sociales et politiques du modèle libertarien.
  • Une infiltration progressive de schémas de pensée étrangers aux valeurs de solidarité, d’autogestion et d’égalitarisme qui fondaient l’utopie originelle.

En d’autres termes, le loup est entré dans la bergerie non par la force, mais par une erreur de reconnaissance cognitive, permise par l’ignorance du véritable ADN idéologique du libertarianisme américain.

5.3.3 Le libertarianisme de droite dans l’underground numérique

Dans l’underground numérique post-2000, ce libertarianisme dégradé trouve un écho particulier :

  • L’individualisme radical résonne auprès de populations précarisées mais attachées à une identité de résistance.
  • Le rejet du « politiquement correct » devient une posture de défi contre toute norme collective.
  • La méfiance envers l’État est amplifiée par les dérives sécuritaires (Patriot Act, surveillance de masse).

Mais cette adoption se fait de manière déformée :

  • Le marché n’est plus vu comme un espace neutre d’échange, mais comme une arène où seuls les plus « méritants » doivent survivre.
  • La notion de communauté ou de solidarité est moquée comme une faiblesse.
  • La brutalité sociale est glorifiée comme expression ultime de la liberté individuelle.

Ainsi se consolide un libertarianisme de droite spécifique à l’underground contemporain : un mélange d’ultra-individualisme, de cynisme social, et d’acceptation tacite d’un ordre hiérarchique brutal.

5.3.4 Les mythes fondateurs : méritocratie, « loi naturelle », rejet du faible

Trois grands récits structurent ce libertarianisme de droite :

  • La méritocratie absolue : Chacun occuperait exactement la position qu’il mérite ; la réussite serait une preuve intrinsèque de valeur, l’échec une faute individuelle.
  • La loi naturelle de la compétition : L’ordre social devrait imiter la sélection naturelle : Les plus aptes survivent, Les faibles disparaissent.
  • Le rejet du faible comme anomalie : Toute structure d’entraide ou de solidarité est perçue comme une entrave à la dynamique naturelle de la domination.

Ces mythes offrent une cohérence émotionnelle à la brutalité sociale : ils transforment la violence économique et sociale en phénomène moralement légitime.

5.3.5 Résurgence contemporaine et ancrage dans la culture mème

La culture mème, décrite en V.2, devient un catalyseur de cette recomposition idéologique :

  • L’absurde dissimule la brutalité du message.
  • L’ironie protège contre toute remise en question critique.
  • La viralité amplifie l’ancrage émotionnel de récits inégalitaires.

Ainsi, par des mèmes, des blagues, des détournements visuels, l’idéologie libertarienne de droite s’infiltre insidieusement dans l’imaginaire collectif, en contournant les filtres critiques traditionnels.

V.4 Fatigue cognitive, absence de contre-modèle, instrumentalisation des idéaux : comment l’underground s’est laissé capturer

5.4.1 L’usure cognitive : quand la saturation émotionnelle étouffe la résistance

L’une des causes majeures de la capture de l’underground réside dans la saturation émotionnelle et cognitive provoquée par l’évolution même du réseau :

  • Flux d’information continu, démultiplication des contenus, sursollicitation émotionnelle permanente.
  • Mutation du rythme cognitif : passage de la recherche active à la consommation passive.

Résultat :

  • Fatigue chronique, rendant difficile toute distanciation critique.
  • Épuisement émotionnel, favorisant le cynisme, la résignation, l’acceptation tacite du statu quo.
  • Dégradation de la capacité à élaborer une pensée alternative.

L’underground, historiquement fondé sur l’autonomie cognitive et la créativité critique, s’est effondré sous le poids de cette saturation généralisée.

5.4.2 Mutation des terminaux et enfermement dans des environnements fermés

Ce basculement cognitif est renforcé par la mutation des terminaux d’accès au réseau :

  • Avant : Accès via ordinateurs personnels, Navigation ouverte sur le Web, capacité à personnaliser, modifier, explorer.
  • Après (post-2010) : Accès majoritaire via smartphones, Utilisation d’applications propriétaires imposant des environnements fermés et normés.

Conséquences profondes :

  • Perte de souveraineté technique : L’utilisateur n’a plus la main sur son environnement numérique.
  • Standardisation des comportements : Les interfaces et les usages deviennent uniformes.
  • Réduction de l’espace de recherche libre : L’accès est filtré, préformaté, orienté vers des flux imposés.
  • Fragilisation cognitive : L’absence d’interaction libre avec son environnement affaiblit l’autonomie critique.

Ainsi, le passage du navigateur à l’application, du PC au smartphone, n’est pas une simple évolution technique, mais une mutation cognitive majeure qui a sapé les bases culturelles de l’underground.

5.4.3 L’absence de contre-modèle : une impasse idéologique

À mesure que les discours brutalistes et libertariens de droite s’installent, aucun contre-modèle idéologique structuré n’émerge véritablement pour leur opposer une alternative crédible.
Plusieurs raisons expliquent cette carence :

  • Épuisement des imaginaires émancipateurs après la chute du mur de Berlin et l’effondrement des utopies numériques originelles.
  • Captation émotionnelle par des rhétoriques cyniques, offrant une posture de défi sans véritable projet.
  • Échec à renouveler les formes de résistance face à un Internet devenu espace marchandisé et normé.

Sans alternative sérieuse, l’underground s’abandonne peu à peu au cynisme, et se fait happer par les dynamiques sociales qu’il prétendait initialement combattre.

5.4.4 L’instrumentalisation des idéaux libertaires

La réussite de la capture repose enfin sur l’instrumentalisation cynique des idéaux libertaires eux-mêmes :

  • La critique légitime de l’autoritarisme étatique est dévoyée pour justifier l’oppression économique ou sociale.
  • La défense des libertés individuelles est transformée en légitimation de toutes les formes de domination privées.
  • Le refus de la censure est manipulé pour rendre acceptables des discours de haine, d’exclusion et de brutalité sociale.

L’efficacité de cette instrumentalisation repose sur :

· La récupération des symboles et du lexique originels de l’underground (hacking, liberté, subversion).

· La viralité émotionnelle offerte par les nouveaux vecteurs comme les mèmes et les réseaux sociaux fermés.

Ainsi, le rêve initial d’un Internet libre, horizontal et émancipateur, se retourne progressivement contre lui-même, devenant l’infrastructure d’une domination cognitive et émotionnelle à grande échelle.

V.5 Les conséquences profondes : cynisme politique, radicalisation souterraine, effondrement de la pensée critique

5.5.1 Le cynisme politique : de l’utopie au nihilisme

La première conséquence visible du basculement est l’émergence massive du cynisme politique.
Dans l’underground contemporain : La croyance en la possibilité de changer le monde n’a pas seulement disparu, elle est désormais activement ridiculisée.

Exemples significatifs :

  • Les militants d’Extinction Rebellion sont moqués comme « enfants irresponsables » ou « hippies hors sol ».
  • Toute tentative de lutte progressiste est caricaturée comme « puérile », « naïve » ou « utopiste irréaliste ».

Un levier central de cette dynamique est la création de figures péjoratives, telles que le « Social Justice Warrior » (SJW), devenu l’archétype du militant caricaturé comme hypersensible, autoritaire et déconnecté du réel. Ainsi, défendre la solidarité, l’égalité ou la justice collective devient lui-même un motif de moquerie, favorisant la montée d’un cynisme désabusé et paralysant.

5.5.1 bis Mutation interne : de l’universalisme progressiste à la fragmentation identitaire

Parallèlement, une évolution interne aux mouvements progressistes contribue à cette dynamique.

Historiquement fondé sur l’idée d’un combat universel pour la dignité humaine, le progressisme contemporain a partiellement glissé vers un paradigme identitaire : l’appartenance individuelle (ethnie, genre, orientation) devient un prisme d’analyse central, supplantant la construction d’un horizon commun transversal.
Ce basculement entraîne : fragmentation des luttes en micro-récits difficilement fédérables, vulnérabilité accrue face aux stratégies de caricature et de délégitimation adverses.

Ainsi, la mutation identitaire de certains segments progressistes a contribué à la dégradation du potentiel unificateur de la résistance.

5.5.1 ter L’affrontement final : de la lutte collective à la guerre des identités

Le résultat de ces évolutions croisées est une profonde mutation du champ politique et culturel :    L’affrontement ne se situe plus entre un projet collectif solidaire et un projet identitaire conservateur, mais entre deux paradigmes identitaires concurrents, chacun centré sur sa propre expérience émotionnelle.

Ce phénomène entraîne :

  • La disparition de l’imaginaire commun de l’émancipation humaine,
  • La micronomie conflictuelle : multiplication de luttes particulières fragmentées, sans horizon unificateur réel.

Un paradoxe majeur se manifeste ici :

  • L’intersectionnalité des luttes, concept théoriquement conçu pour penser les oppressions croisées et restaurer une transversalité,
  • Est souvent réduite dans la pratique à un simple empilement de revendications spécifiques,
  • Renforçant paradoxalement la logique de segmentation qu’elle voulait initialement dépasser.

Ainsi, sous couvert d’intersectionnalité, c’est la fragmentation qui domine, et l’imaginaire de solidarité transversale continue de se dissoudre au profit d’une guerre des identités cloisonnées.

5.5.2 Radicalisation souterraine : entre nihilisme et extrémisme identitaire

À ce climat de cynisme s’ajoute la radicalisation souterraine.
Privés d’utopies larges — et confrontés à un environnement émotionnel et cognitif sciemment structuré pour étouffer toute alternative — certains segments de l’underground basculent vers :

  • L’Alt-Right numérique : exaltation d’identités raciales ou culturelles fantasmées,
  • Le survivalisme paranoïaque : fuite dans l’illusion d’une autonomie radicale,
  • La glorification de la brutalité : éloge des logiques de hiérarchisation violente.

La radicalisation n’est pas un phénomène accidentel, elle est le fruit d’un sabotage méthodique de l’imaginaire émancipateur.

5.5.3 L’effondrement de la pensée critique : de l’ironie à l’acceptation inconsciente

Enfin, l’effondrement progressif de la pensée critique constitue la conséquence la plus insidieuse. Le processus suit trois étapes majeures :

  • Phase 1 – Ironie protectrice : La moquerie devient un réflexe émotionnel ; toute prise de position sérieuse est disqualifiée.
  • Phase 2 – Cynisme passif : Le désespoir devient posture intellectuelle ; la croyance en toute transformation est abandonnée.
  • Phase 3 – Acceptation inconsciente : La brutalité sociale, politique et culturelle est intégrée comme « naturelle », « inévitable », « méritée ».

La culture mème et les environnements numériques fermés accélèrent ce processus, anéantissant progressivement la capacité d’élaboration critique individuelle et collective.

Conclusion Générale

Vers un nouvel âge sombre numérique : anatomie d’une défaite cognitive

1. Bilan de la mutation

En l’espace d’une génération numérique, l’underground Internet a basculé d’un projet d’émancipation collective, à une arène de luttes identitaires concurrentes, capturé par des logiques brutales qu’il prétendait initialement combattre.

Ce basculement n’est pas un accident, mais le produit combiné de mutations techniques, culturelles, économiques et psychologiques.

2. Les facteurs déterminants

Notre étude a mis en lumière plusieurs dynamiques profondes :

  • Fatigue cognitive et saturation émotionnelle,
  • Mutation des terminaux vers des environnements fermés et standardisés, · Absence de contre-modèle idéologique fédérateur,
  • Instrumentalisation cynique des idéaux de liberté,
  • Fragmentation interne du progressisme par glissement identitaire, · Effondrement progressif de la pensée critique,
  • Organisation méthodique de l’étouffement utopique.

3. La normalisation du nihilisme

L’une des conséquences majeures de ces évolutions est la normalisation émotionnelle du nihilisme :

  • Agir sur le monde est perçu comme naïf ou dérisoire,
  • La brutalité sociale est acceptée comme naturelle,
  • Le cynisme passif s’impose comme mode dominant de rapport au réel.

4. Une capture cognitive presque totale

L’underground numérique, autrefois foyer d’utopies radicales, semble aujourd’hui avoir subi une capture cognitive quasi complète.
Pourtant, malgré cette domination, des îlots de résistance subsistent : Communautés alternatives, projets open source réellement autonomes, réseaux obscurs non marchandisés.

Ils rappellent que l’esprit originel d’expérimentation critique n’est pas totalement mort.

5. Si rien n’est fait : implications à court, moyen et long terme

À court terme :

  • Poursuite de la montée du cynisme social,
  • Déliquescence progressive des solidarités collectives,
  • Renforcement des plateformes hégémoniques.

À moyen terme :

À long terme :

  • Extinction programmée de la pensée critique autonome,
  • Réduction drastique des marges d’autonomie individuelle et collective,
  • Mutation d’Internet en un réseau de contrôle émotionnel de masse.

6. Reconstruire une alternative : conditions d’une résilience numérique et culturelle

Des pistes concrètes existent pour reconstruire une résistance émancipatrice :

Sur le plan technique :

  • Réappropriation des terminaux : Encourager l’usage d’ordinateurs personnels ouverts, limiter le recours aux environnements applicatifs fermés.
  • Développement de réseaux décentralisés : Favoriser les initiatives distribuées et horizontales.
  • Promotion de la souveraineté numérique : Chiffrement natif, serveurs personnels, VPN communautaires, logiciels libres.

Sur le plan philosophique :

  • Réhabiliter l’idée de collectif solidaire : Dépasser les luttes cloisonnées pour refonder une dynamique transversale.
  • Cultiver une éthique de l’autonomie consciente : Combiner liberté individuelle et responsabilité collective.
  • Réarmer la capacité critique : Questionner les infrastructures techniques autant que les contenus.

7. Lucidité et responsabilité

Nous entrons dans un nouvel âge sombre numérique, non par régression technologique, mais par obscurcissement méthodique des capacités critiques.

Comprendre ce basculement est une nécessité première.
Refuser la résignation en est la conséquence logique.

Même face à un système massivement verrouillé, chaque espace de conscience critique reconquis, chaque initiative visant à restaurer une autonomie collective, prolonge la mémoire vive de ce que l’Internet aurait pu, et peut encore, incarner : un projet d’émancipation cognitive, sociale et politique.

8. Le numérique comme matrice du réel : implications concrètes

Il serait illusoire de croire que ces mutations resteraient confinées à la sphère numérique. Ce qui commence en ligne se propage dans le monde tangible, modelant en profondeur :

  • Les rapports sociaux (atomisation, méfiance généralisée),
  • Les systèmes politiques (polarisation extrême, gouvernance par algorithmes), · Les dynamiques économiques (précarisation émotionnelle et cognitive, marchandisation totale des affects),
  • Les représentations collectives (normalisation du cynisme, esthétisation de la brutalité).

Ainsi, l’architecture cognitive du Net devient l’architecture émotionnelle et politique du monde.

Ne pas agir dans l’espace numérique aujourd’hui, c’est abandonner demain le monde tangible à des formes de contrôle, de fragmentation et de résignation massives.

Postface

Ce qui reste à faire

Ce texte ne prétend pas clore le débat. Il ne fait qu’ouvrir un espace critique, et rappeler une exigence oubliée : celle de ne jamais abandonner le terrain de la lucidité.
Le constat dressé ici est dur, sans complaisance. Mais il n’est pas destiné à nourrir le fatalisme.
Face à l’obscurcissement numérique et social en cours, chaque conscience individuelle garde encore un pouvoir immense :

  • Celui de questionner,
  • Celui de refuser,
  • Celui de reconstruire, même à l’échelle infime de ses choix quotidiens.

Agir ne signifie pas changer immédiatement le monde entier.
Agir signifie préserver, étendre, rallumer des foyers de résistance cognitive et culturelle.

Reprendre le contrôle de ses outils. Refuser la résignation affective. Restaurer un imaginaire collectif plus vaste que les clivages identitaires imposés. L’histoire n’est jamais définitivement écrite. Même dans les âges sombres, la lumière ne disparaît pas : elle se disperse, elle se cache, mais elle persiste.

Il nous appartient de la retrouver. Et de la faire vivre à nouveau.

Note de diffusion
Ce texte est diffusé sous licence libre.
Sa copie, sa redistribution et sa traduction sont autorisées et encouragées, à condition de préserver l’intégrité du contenu et de respecter l’anonymat de son auteur, et de ne pas en faire usage commercial ou promotionnel.
Toute tentative de dénaturation ou d’appropriation mercantile exposera son auteur non pas à la justice, mais à la risée silencieuse de ceux qui savent encore écrire un zero-day et rêver à la liberté.

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