2025, La France découvre (enfin) sa dépendance numérique
Ça y est. Depuis l’augmentation des droits de douanes Trumpistes, la France découvre ses dépendances numériques. Même le chef de l’état défend la souveraineté numérique de la France.
Bravo, applaudissement ! Presque 15 ans après la création déjà tardive d’un secrétariat au numérique (qui aura muté en ministère plus ou moins décoratif…), l’État français semble s’apercevoir que nous nous sommes petit à petit vendus à des plateformes américaines.
Avec un peu de chance, il découvrira dans 10 ans qu’on fait exactement la même chose avec la Chine.

D’ici là, réfléchissons plutôt à comment nous sortir de cette dépendance. Et pour en sortir, encore faut-il comprendre comment on y est entré.
Comment la France a perdu sa souveraineté numérique
À la fin des années 90, la France avait une véritable industrie du web. Pas des usines à pitch de la FrenchTech, non, de vraies agences indépendantes au rayonnement européen, faisant travailler des développeurs et designers passionnés. Internet – le web appartenait encore à ceux qui le faisaient grâce à des protocoles et standards ouverts. L’État ne s’intéressait pas au sujet du numérique ouvert, préférant subventionner France Telecom et son Minitel.
Et puis… paf ! Éclatement de la bulle internet. Conséquences : les agences web françaises ferment presque toutes, de beaux projets crèvent et les développeurs talentueux retournent faire du Java dans les SSII.

Trois ans après, le Web 2 arrive et propose des services web gratuits à millions d’utilisateurs. Un observateur attentif aurait pur constater qu’il s’agissait en grosse majorité de services américains (Gmail, Maps, YouTube…) car ces services demandaient des investissements colossaux que la France n’a jamais su ou voulu faire. Résultat : l’Amérique investit et la France utilise au moment même où sa population s’intéresse à Internet.
2007 voit arriver le smartphone. Le plus gros cheval de Troie jamais inventé : du hardware sino-américain pour des systèmes d’exploitations 100% américains (iOS et Android). Des systèmes fermés, contrôlés, capables d’écouter, de regarder, de tracer, de profiler. Avec votre accord, bien sûr. Enfin… celui que vous donnez sans le savoir, en cliquant “J’accepte” sur des CGU écrites en corps 6. Car tout est légal.

Dés 2008 pourtant, certaines voix se sont fait entendre concernant le danger de ces fameuses CGU illisibles et renouvelées en permanence, niant les droits des consommateurs. On parle même de données privées. Mais à ce moment, l’État préfère investir dans Hadopi, le dispositif de traque de ceux qui téléchargent des films… Américains (en 2019, Hadopi avait couté la bagatelle de 80 millions d’Euros aux contribuables pour sauver Netflix et les producteurs américains).
Une réponse politique brouillonne, inadaptée et contre-productive
Et puis vinrent les médias sociaux, la dépendance envers les plateformes américaines se fit de plus en plus forte et les techniques de cybercriminalité de plus en plus efficaces. La France, après s’être dotée d’un secrétaire au numérique puis d’un CNN (“Conseil National du Numérique”) s’est lancée alors dans une « stratégie » numérique confuse, opportuniste et court-termiste :
- La numérisation de services publics à tout va sans trop se poser la question de ceux qui ne suivent pas, et de la qualité de cette numérisation (Services publics piratés, données pillées : la face cachée du tout-numérique). Lisez à ce propos le formidable les algorithmes contre la société d’Hubert Guillaud.
- Des investissements massifs dans l’écosystème des start-ups soit disant françaises.
Anecdote personnelle, en 2014, travaillant dans une pépinière d’entreprises, je me souviens d’avoir ajouté une fonctionnalité Facebook inutile à un dossier de financement d’une startup pour qu’elle bénéficie d’un fond d’innovation public. J’ai découvert à ce moment qu’une grande part de l’argent public de l’innovation française allait dans la poche des acteurs américains. Et après le plan de relance de 2020 (7 milliards d’euros d’investissements pour accompagner la transition numérique de la France), ça continue en 2025 avec 109 milliards d’euros pour l’Intelligence Artificielle (financés par les Emirates et le Canada – coucou la France!).

Mais où donc s’est envolé tout cet argent depuis 4 ans ?
- Des cadeaux aux entreprises américaines. Si on parle aujourd’hui des fameux F35, avions de chasse américains achetés par l’Europe, dont les données de vol sont joyeusement lues par leur constructeur Lockheed Martin dont le serveur est situé au Texas, on oublie souvent les cadeaux fait à des acteurs américains, comme la gestion de toutes les données de santé des français à Microsoft (Health Data Hub en 2022), les datas de conso des médicaments à un data broker américain (Iqvia, 2021). Sans oublier en passant, des « partenariats » toxiques scandaleux (L’insupportable partenariat Microsoft et Education nationale, 2016).
- Des tentatives de séduction des milliardaires des GAFAM, à coups de brunch à l’Élysée, et de remise de légion d’honneur (quelle honte). C’est fou comme les politiciens aiment les puissants…

- Le développement d’infrastructures favorables aux plateformes. Ainsi en 2020, Macron a déployer la 5G en France. Indispensable pour que les masses pour consommer TikTok et Youtube en 4K.
- Et pour enrober le tout, des campagnes de publicité sur la « confiance dans le numérique » qui accroissent la naïveté et de l’absence d’esprit critique des français. Le numérique est notre ami, vite développons la 5G pour qu’il devienne encore plus notre ami. Pendant, entre autres, que les plateformes volent nos données, que les cyber-attaques et fraudes téléphoniques deviennent monnaies courantes.
Et c’est comme ça, à force d’incompétence et d’une belle dose d’orgueil qu’en 20 ans, on est passé d’une maitrise du sujet numérique à une dépendance quasi-totale aux américains et aux Chinois.

Le problème : une demi-compréhension du numérique
Depuis que j’écris sur le sujet, je me pose la question du manque de perspicacité de nos dirigeants et « élites » sur le sujet du numérique. Certes, il y a de l’orgueil (une élite a du mal à considérer qu’il ne maitrise pas un sujet alors qu’elle paie si cher ses consultants), de l’incompétence et du népotisme. Finalement rien de très nouveau dans le monde politique, mais alors pourquoi cette aussi exceptionnelle foirade ?
La raison est certainement que ces dirigeants ont toujours considéré le numérique comme une technologie, un média ou même une ressource, en oblitérant ses dimensions cognitives et émotionnelles. Et de fait, leur réponse est toujours la même : injection d’argent pour accroitre la production. Et aujourd’hui, ils imaginent qu’il suffit de mettre de l’argent dans le numérique français, pour devenir indépendant du jour au lendemain.

Sauf qu’il n’y a pas que la technologie dans cette révolution numérique. Au fur et à mesure de nos usages numériques, une couche d’information s’est superposée à notre réalité pour en construire une nouvelle. Et cette nouvelle réalité change la vision que nous avons du monde, des relations entre les personnes, de la société dans son ensemble. On pourrait dire que le numérique est une nouvelle réalité imposée à ses utilisateurs.
Et on ne peut pas traiter une couche de réalité comme si c’était seulement une technologie. Nos dirigeants, et ceux qui les conseillent, ont gommé tous les aspects relationnels, intimes et proprement humains de ce numérique pour préférer imaginer qu’il ne s’agit que d’un média, ou d’une techno, ou d’une ressource.
Conséquence, pendant que les politiques publiques ont eu l’impression de « gérer le numérique » à coup d’investissements et de partenariats inutiles, les Magnificent Seven (et les BATX) ont optimisé leur compréhension de nos cerveaux et de nos failles cognitives pour proposer à la société française leurs propres imaginaires (sociaux, religieux, sexuels). Et aujourd’hui, nous sommes devenus presque entièrement dépendants de leurs infrastructures, de leurs services, et surtout de leurs imaginaires.
Hélas, il ne s’agit pas d’un très bel imaginaire, mais plutôt d’une recherche automatisée du profit qui passe par l’asservissement des masses et la création de vecto-fascisme (de Gregory Chatonsky). Ainsi la dépendance numérique n’est plus seulement une question de souveraineté nationale, mais plutôt celle d’un enjeu civilisationnel. Il est indispensable d’en sortir.

Mais alors quelles solutions pour sortir de cette dépendance ?
On ne reprendra pas notre souveraineté numérique en continuant d’agiter des slogans, des subventions aveugles, ou des partenariats toxiques.
Tout comme un alcoolique, il faut tout d’abord s’avouer que nous sommes dépendants du numérique, et que cette dépendance possède deux faces : la technologique et la psychologique.
Une fois que c’est compris, j’imagine un programme en 4 étapes.
1/ De la culture (numérique) avant tout
J’ai l’impression de me répéter (ma société Curiouser en vend depuis 15 ans), mais il est fondamental d’acquérir une vraie couche de connaissances et compétences sur le sujet du numérique, que ce soit pour les adultes ou les enfants d’ailleurs. Des connaissances à la fois sur la technologie et les usages et des compétences en code et hardware.
Il s’agit d’une base indispensable pour un décideur qui veut développer son esprit critique et prétend agir sur les deux dimensions du numérique :
2/ Sur la dimension technologique
S’il est indispensable de développer un écosystème d’entreprises innovantes du numérique, il est également indispensable d’arrêter avec ce fantasme de la start-up. Car la start-up cristallise la plupart du temps les désirs de ceux qui n’y connaissent rien en numérique (lire Start-up Nation, Overdose Bullshit d’ Arthur de Grave ou encore La vérité sur le bullshit des start-up).

Si l’on veut construire un écosystème sain et innovant, prenons des ingénieurs ou des professionnels du numérique pour mais pas des marketeux qui ne produiront que du marketing (je vous conseille cette excellente itw de Quentin Adam par Micode) et encore moins des politiciens et leurs amis (cf. le ministre Cédric O qui fait voter des lois sur l’IA en ayant des parts chez Mistral). Et la notion d’écosystème n’est pas anodine car si les startups sont souvent en compétition (il n’y a pas des financements pour tout le monde), il faudrait que ces entreprises innovantes puissent travailler de concert en étant assurées de leur sérieux.
Et puis, faisons de l’indépendance numérique (ou simplement de la sobriété numérique) l’un des axes du financement public de l’innovation. Cela permettrait d’une part d’arrêter de financer des projets qui achètent des services américains ou chinois, de permettre de développer notre propre numérique à la française et de réduire nos GES.
De façon générale, il suffirait d’appliquer des principes du numérique responsable pour se désengager en douceur et assez naturellement de nos dépendances, qu’elles soient hardware ou software. Et puis ça nous couterait moins cher.

3/ Sur la dimension cognitive et émotionnelle
Cet aspect est plus complexe car il concerne nos pratiques, notre compréhension du monde, notre vision de la société, et notre appréciation des relations humaines (sur ce sujet j’avais écrit L’homme transforme les réseaux transforment l’homme transforme les réseaux etc… en 2014 pour Inflencia).
Sortir de ces dépendances cognitives et émotionnelles ne sera pas un travail de codeurs ou d’ingénieurs, mais de sociologues, de psychologues, d’anthropologues, de philosophes et de créateurs. Car il va falloir réinventer des imaginaires numériques désirables.
J’ai beaucoup aimé en 2022 la flopée d’injures que Macron s’est pris en essayant de faire de la récupération médiatique du ZEvent, un évènement caritatif sur Twitch. Car si ce n’est pas bien d’insulter un président, c’est encore pire d’aller faire le pique assiette de notoriété bénévole quand on porte une cravate.
Un magnifique exemple de cette mauvaise compréhension du numérique mais aussi des perceptions du monde tellement différentes entre l’Elysée et celui qui vit avec le numérique.

Il faudra donc réinvestir dans les sciences humaines et dans les créateurs pour concevoir des alternatives viables, vivables, équitables et surtout désirables. De nouveaux imaginaires numériques désirables.
L’alternative (ou le complément) ce serait la législation. Mais c’est un pouvoir dangereux à ne pas laisser entre les mains des politiciens. Des lois comme Hadopi ou la récente obligation française de se connecter à Google pour aller voir un site porno, sont des exemples type de mesures racoleuses, inutiles et couteuses.
En revanche, renforcer les lois pour contrôler les tricheurs du numérique (comme la taxe GAFA votée par la parlement en 2019) ou même interdire des applications (les Chinois limitent l’utilisation de TikTok, pourquoi pas nous ?) seraient de vraies avancées sociales.

Notre dépendance numérique n’est donc pas une fatalité, mais elle passera par réinvestir sur l’humain et notre humanité. Peut-être notre plus gros défi du 21e siècle.
PS: merci à Louis de Funès de m’avoir prêté son image. Quel immense artiste.
